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François Grosjean
Professeur honoraire


La moitié de la population mondiale, sinon plus, est bilingue
Interview accordée au site "A bonne école.net" le mercredi, 9 janvier, 2013. Propos recueillis par Assmaâ Rakho-Mom.

Les clichés et préjugés concernant le bilinguisme et le biculturalisme des enfants comme des adultes sont légions. François Grosjean le sait, lui qui travaille sur le sujet depuis plus de trente ans. Professeur émérite à l'université de Neuchâtel (Suisse), ce psycholinguiste a fondé la revue Bilingualism : Language and Cognition et est l'auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, dont le dernier en date, Bilingual, paru en 2010
1. C'est donc tout naturellement que A bonne école.net a choisi de l'interroger sur ce qu'est le bilinguisme, le biculturalisme, sa perception, etc. Entretien.

Définissons tout d'abord le bilinguisme et le biculturalisme.

François Grosjean: Le bilinguisme est l'utilisation régulière de deux ou plusieurs langues ou dialectes dans la vie de tous les jours. Pendant longtemps, on s'est servi du critère de l'aisance linguistique comme critère principal. Serait alors bilingue la personne qui possède une très bonne, sinon une parfaite, connaissance de ses langues. En plus, pour certains, il fallait que les langues soient acquises pendant l'enfance et même qu’elles soient parlées sans accent.

Le problème, bien sûr, est tout simplement que de nombreuses personnes qui vivent avec deux ou plusieurs langues n'ont pas une connaissance équivalente, ou parfaite, de celles-ci étant donné qu'elles se servent de leurs langues dans des domaines différents, avec des personnes différentes, pour des objectifs différents (ce qu'on nomme le principe de complémentarité). Peu à peu, donc, les chercheurs ont commencé à mettre l'accent sur l'utilisation régulière de deux ou plusieurs langues.

Quant au biculturalisme, est biculturelle la personne qui participe de manière régulière à la vie de deux cultures, qui adapte, au moins en partie, son comportement, ses attitudes, son langage à un environnement culturel donné, et qui combine et synthétise des traits de chacune des deux cultures.

Le bilingue est-il forcément biculturel ?

F.G.: Non, une personne bilingue n'est pas forcément biculturelle. Par exemple, un Suédois qui utilise le suédois et l'anglais quotidiennement mais qui n'a jamais vécu dans un pays anglophone n'est pas pour autant biculturel. Et à l'inverse, le Britannique qui émigre aux Etats-Unis et qui, peu à peu, s'adapte à la culture américaine devient biculturel sans être bilingue. En effet, des cultures différentes peuvent très bien partager une langue commune sans pour autant avoir la même culture. Ceci dit, de nombreuses personnes en France, ayant des origines au-delà des frontières, sont à la fois bilingues et biculturelles.

Quelles sont les idées reçues au sujet du bilinguisme ?

F.G.: Les mythes qui entourent le bilinguisme sont malheureusement trop nombreux. J'en ai déjà mentionné trois: la personne bilingue possède une maîtrise parfaite et équivalente de ses deux langues; elle n'a pas d'accent dans ses langues; et tout bilingue est également biculturel. En voici d'autres: tout d'abord, le bilinguisme est assez rare. En fait, il est estimé qu'environ la moitié de la population mondiale, sinon plus, est bilingue. Un autre mythe veut que le bilinguisme retarde l'acquisition du langage chez l'enfant. Cela est totalement faux. Les étapes d'acquisition sont les mêmes chez l'enfant monolingue et l'enfant bilingue. Rattaché à ce mythe est celui que l'on trouve plus de troubles du langage chez les enfants bilingues. A nouveau cela est faux comme le montrent les travaux de la psycholinguiste canadienne, Johanne Paradis. Autre mythe: mélanger les langues sous forme d'emprunts et d'alternances de code est un signe de paresse. En fait, cela dénote plutôt un souci de trouver les mots justes et la bonne expression, dans l'une ou l'autre langue, ou dans les deux dans un milieu bilingue. (J'évoque un certain nombre de ces mythes dans mon ouvrage, Parler plusieurs langues: le monde des bilingues).

Le bilinguisme, et en particulier celui des enfants, n'est pas forcément bien perçu en France. Pourquoi ? Qu'est-ce que cela traduit ?

F.G.: La politique linguistique de la France a été, et demeure en grand partie, une politique de monolinguisme (voir l'article 2 de la Constitution qui stipule clairement que "La langue de la République est le français"). Pendant des décennies, les langues autres que le français n'étaient pas reconnues; en plus, elles étaient déconsidérées (on traitait de "patois" de véritables langues ou dialectes) et interdites dans les écoles. Ce n'est qu'en 2008 qu'un nouvel article a été ajouté à la Constitution (l'article 75-1) qui déclare, "Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France". Malheureusement, l'article ne comprend pas les nombreuses langues issues de la migration qui sont, en fait, souvent plus vivantes que certaines langues régionales. La population française perd ses langues et cela est fort regrettable à mon avis.

Ceci dit, je me suis pris à rêver dans un billet récent que j'ai rédigé pour le Huffington Post: "Certes les choses évoluent et on peut même imaginer qu'un jour un ministre ou un autre personnage d'Etat issu d'une minorité linguistique voudra bien émettre, en public, quelques mots dans son autre langue (comme l'a fait Barack Obama2), et ainsi faire valoir sa diversité linguistique et culturelle, sans que cela soit pris comme un reniement de son identité française".

Qu'en est-il en Europe ? Et aux Etats-Unis ?

F.G.: La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires de 1992 défend une politique d'acceptation des langues régionales et des langues issues de la migration. Par exemple, l'article 4, alinéa 2, déclare: "Les Parties s'engagent à éliminer, si elles ne l'ont pas encore fait, toute distinction, exclusion, restriction ou préférence injustifiées portant sur la pratique d'une langue régionale ou minoritaire et ayant pour but de décourager ou de mettre en danger le maintien ou le développement de celle-ci." Cette position est soutenue par de nombreux pays et certains même choient leur bi- ou multilinguisme.

Quant aux Etats-Unis, hormis lors des conflits mondiaux du siècle dernier, l'attitude envers les langues issues de la migration a été plutôt neutre; si la minorité en question voulait défendre sa langue, avoir ses médias et sa littérature, et même maintenir des écoles bilingues, elle était libre de le faire.

Un bilingue français-anglais est-il perçu différemment d'un bilingue français-arabe ou français-bambara ? Pourquoi ?

F.G.: La perception est différente, en effet, et cela est fort regrettable car les avantages du bilinguisme, démontrés à de nombreuses reprises par Ellen Bialystok, professeur au Canada, s'appliquent aux différents types de bilinguisme. Grâce à ses travaux, nous savons maintenant que les enfants bilingues, par rapport aux enfants monolingues, développent mieux, et plus rapidement, une attention sélective (ce qu'on appelle aussi un contrôle inhibitoire). De plus, ils sont meilleurs dans des tâches métalinguistiques qui font appel à l'attention sélective (ex. utiliser un nouveau mot pour désigner un objet, faire un jugement de grammaticalité syntaxique dans une phrase sémantiquement anomale, etc.). Cela est vrai pour tous les bilingues et toutes les paires de langues concernées.

Quels conseils donneriez-vous à des parents soucieux de transmettre leur langue à leur enfant ?

F.G.: Je suis partisan d'un "projet linguistique" élaboré par la famille où l'on tente de répondre à un certain nombre de questions: Comment créer un réel besoin pour chaque langue? Un apport linguistique suffisant existera-t-il pour chacune des langues? Quelle stratégie sera utilisée dans la famille (ex. une personne, une langue; une langue à la maison, l'autre à l'extérieur; une langue d'abord, et ensuite l'autre, etc.)? Quel sera l'apport d'autres personnes (ex. les grands-parents), de l'école, et de l'environnement? La famille trouvera-t-elle le soutien nécessaire auprès de professionnels tels que les orthophonistes, pédiatres, éducateurs, etc.?

Heureusement, de nombreuses associations ont vu le jour dernièrement pour encourager et favoriser le bilinguisme. Je me permets d'en mentionner une que je connais mieux que les autres: Le Café Bilingue.

Que transmettent les parents avec la langue ? (un héritage familial ? des codes ?...)

F.G.: Les parents apportent à l'enfant tout cela, bien entendu. Si les membres de la famille ont en plus des origines culturelles différentes, alors l'enfant pourra devenir à la fois bilingue et biculturel. Notons cependant que certaines familles monoculturelles sont plutôt intéressées par l'aspect linguistique du bilinguisme. Ce n'est que plus tard donc, lors de séjours linguistiques à l'étranger, par exemple, que l'enfant entrera en contact avec l'autre culture et pourra alors commencer à devenir biculturel.

Pour en savoir plus

Le livre de François Grosjean, "Parler plusieurs langues: le monde des bilingues".

Le site web de François Grosjean sur lequel l'on trouve l'ensemble de ses publications et interviews.

Le blog de François Grosjean.



1Depuis, François Grosjean a publié "Parler plusieurs langues: le monde des bilingues" chez Albin Michel (2015).

2American Rhetoric et YouTube.



Université de Neuchâtel, Ave. du Premier-Mars 26, 2000 Neuchâtel, Suisse/Switzerland
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